La question du changement climatique et le respect des objectifs du Protocole de Kyoto ont relancé les questions suivantes : Est-il envisageable de se passer du nucléaire alors que cette énergie est faible émettrice de CO2 ? Les pays qui décideraient de se passer de l’énergie nucléaire n’augmenteraient-ils pas leur dépendance énergétique ? Est-ce que les énergies renouvelables peuvent remplacer les centrales nucléaires ? Invité à Rhodes dans le cadre du premier festival international antinucléaire, j’ai eu l’occasion d’y développer mon analyse personelle basée sur les informations en ma possession.
Mesdames, Messieurs, en vos titres et qualités

Je tiens tout d’abord à remercier très chaleureusement les organisateurs de cet événement de m’avoir invité à prendre la parole devant vous en marge du premier festival international antinucléaire de Rhodes.

Il m’a été proposé de présenter un exposé (pas trop long, rassurez-vous) sur les enjeux de l’énergie nucléaire dans le cadre du vingtième anniversaire de l’accident de Tchernobyl.

Vingt ans après l’accident nucléaire de la centrale atomique de Tchernobyl, le bilan est le suivant :

- L’accident de Tchernobyl a libéré une radioactivité 200 fois supérieure aux émissions combinées de Hiroshima et Nagasaki ;

- Au-delà des milliers de morts déjà recensés, l’accident de Tchernobyl a fait des milliers de victimes, dont de très nombreux enfants, atteints aujourd’hui de cancers notamment de la tyroïde. 7 millions de personnes sont officiellement reconnues comme victimes ;

- Aujourd’hui encore, des émanations radioactives en provenance de Tchernobyl sont régulièrement observées, et chacun sait que les nuages ne connaissent pas les frontières.

Et pourtant, 20 ans après cet accident, les partisans du développement de l’énergie nucléaire loin d’avoir baissé les bras ont trouvé de nouveaux arguments à leur développement et il faut reconnaître qu’il est de plus en plus difficile pour le simple citoyen et parfois aussi pour le spécialiste de se faire une idée sur les bons choix en matière énergétique tant les enjeux sont complexes et les informations parfois contradictoires.

Dans ce contexte, le rôle du politique, d’un point de vue écologiste, consiste à poursuivre les objectifs suivants :

- Réfléchir avant tout à l’intérêt général et résister aux lobbies de toutes sortes

- Réfléchir globalement, c’est-à-dire intégrer toutes les conséquences d’un choix

- Accepter de revoir ses propres choix en fonction de l’évolution des connaissances

- Privilégier le principe de précaution, celui qui consiste à privilégier entre deux choix ou plus l’alternative la plus sûre

Je me propose donc d’utiliser ces filtres pour vérifier et analyser les trois principaux arguments du lobby nucléaire.

Premier argument : Pas de production de gaz à effet de serre
Les centrales nucléaires, ne dégageant pas de gaz à effet de serre, permettraient de lutter contre le réchauffement climatique et seraient donc bonnes pour atteindre le protocole de Kyoto

Je dois le reconnaître, c’est l’argument le plus convaincant auprès du public, même parfois auprès de publics ayant une sensibilité écologiste. Et nous devons effectivement revoir notre point de vue sur le nucléaire en fonction des nouveaux défis liés au protocole de Kyoto. Mais l’analyse suivante me semble nous conduire à refuser la pertinence de cet argument. En effet :

1. S’il faut lutter contre l’effet de serre, c’est pour laisser après nous une Terre habitable. Les centrales nucléaires génèrent des dizaines de milliers de tonnes de déchets radioactifs que personne ne veut dans son jardin. Et ces déchets resteront actifs durant plusieurs millions d’années. Or, en 2006, il n’y a toujours pas de solution durable pour la gestion des déchets nucléaires : on ne soigne pas la peste (les gaz à effet de serre) par le choléra (la radioactivité).

2. A quelle condition le nucléaire peut-il remplacer les énergies actuelles ? Le nucléaire ne représente que 6,5% de l’énergie consommée dans le monde et cette énergie est actuellement produite par 440 réacteurs. Or, dans les trente ans à venir, au moins 200 des 440 réacteurs actuellement en fonction sur Terre seront fermés, car arrivés en fin de vie. Réduire de moitié nos émissions de gaz carbonique par le nucléaire reviendrait à construire 5000 réacteurs dans un laps de temps très court. Conséquence : l’uranium, qui est aussi une ressource limitée, serait épuisé en 25 ans, des milliers de déchets seraient produits et tout cela avec un coût énorme.

3. Comment certains pays, comme la France qui possède un très grand nombre des centrales existantes, peuvent-ils en même temps plaider pour l’élargissement de l’énergie nucléaire et multiplier de grandes campagnes médiatiques vantant la « propreté » et la « sécurité » de cette énergie, d’une part, et, d’autre part, alerter l’opinion publique mondiale et le Conseil de sécurité sur le danger que représente cette technologie quand elle risque de s’implanter dans certains pays, comme l’Iran par exemple ?

4. Enfin, si les centrales nucléaires ne produisent pas CO2 lors de leur fonctionnement, il n’en reste pas moins que le nucléaire contribue également à l’effet de serre lors de la préparation du combustible, des travaux de construction des centrales et de leur démantèlement.

Ma conclusion provisoire sur cet argument est la suivante : OUI il faut absolument atteindre les objectifs de Kyoto, parce que la pollution engendrée par les énergies fossiles (dont essentiellement le pétrole) produisent un réchauffement climatique dangereux. Ils entraînent aussi une grosse partie de nos cancers, de nos allergies, de nos problèmes respiratoires. Mais NON, le nucléaire n’est pas la solution notamment pour les raisons que je viens d’énumérer. Le défi est donc grand : De toute évidence, pour véritablement laisser à nos enfants une Terre habitable, il faut simultanément lutter contre le réchauffement climatique et sortir du nucléaire.

Deuxième argument : le nucléaire est une énergie bon marché

Cet argument ne tient la route que parce qu’on réfléchit en n’intégrant pas toutes les étapes du processus de mise en œuvre de cette technologie.

1. Le nucléaire bénéficie à l’échelle européenne de la plupart des budgets consacrés à la recherche (80% contre 5% pour les énergies renouvelables). Si on avait investi depuis 40 ans ces budgets aux énergies alternatives propres on n’en serait certainement pas là. Ces sommes ne sont pas intégrées lorsque le lobby nucléaire dit que son énergie ne coûte pas cher.

2. Cette énergie a été pendant de longues années subsidiée par les pouvoirs publics dans les pays où elle était mise en œuvre, comme en France. Le ministre compétent en la matière en France a reconnu que le nucléaire avait bénéficié de 450 milliards d’euros d’argent public ces 50 dernières années en France. Ces sommes ne sont pas intégrées lorsque le lobby nucléaire dit que son énergie ne coûte pas cher.

3. Tous les budgets sous-estiment les coûts liés au démantèlement indispensable des centrales arrivées en fin de vie. Or, je l’ai dit plus haut, plus de la moitié des centrales existantes devront l’être dans les 30 ans à venir. la « NUCLEAR DECOMMISSIONING AUTHORITY » a estimé à 56 milliards de livres (plus de 81 milliards d’euros) le coût du démantèlement des 20 sites nucléaires britanniques, contre 48 milliards d’euros lors d’une précédente évaluation. En rapportant ceci à l’industrie nucléaire française qui, outre ses 58 réacteurs, compte des dizaines de sites et installations, dont certains absolument gigantesques (La Hague, Pierrelatte, Marcoule, Cadarache), on peut sans crainte d’exagérer envisager un coût 5 fois supérieur. Cela peut donner au minimum la bagatelle de 400 milliards d’euros. Le plus étonnant serait que la facture réelle ne soit pas encore plus lourde…

4. Le prix de l’uranium fonctionnera avec les mêmes règles que celles qui conduisent à déterminer le prix du pétrole. Si la demande d’uranium augmente, le prix de l’uranium augmentera bien évidemment aussi. Compte tenu du fait que cette matière première est aussi limitée que le pétrole, il n’y a aucune raison de faire des projections sur un développement du secteur nucléaire avec le prix actuel du marché.

Troisième argument : le nucléaire permet une indépendance énergétique

C’est la principale raison du premier développement de cette énergie lors du choc pétrolier de 1973. Des pays, comme la France, entendaient réduire leur dépendance vis-à-vis du pétrole et de leurs fournisseurs par le développement d’une énergie dont ils auraient davantage de maîtrise. Avec la hausse actuelle du prix du baril de pétrole, le lobby pronucléaire reprend cet argument. Tient-il la route ?

Non, pour 3 raisons que j’ai déjà en partie évoquées :

1. Comme pour le nucléaire, l’Europe dépend à près de 100% de l’importation de cette matière première. Si la demande d’uranium augmente, son prix augmentera aussi et nous retomberons dans les mêmes problèmes que pour le pétrole.

2. Cette matière première n’est pas illimitée : comme je l’ai dit plus haut, si l’on voulait réduire l’usage des hydrocarbures de moitié et les remplacer par le nucléaire, on épuiserait en seulement 25 ans les ressources disponibles en uranium dans le monde.

3. Depuis plus de cinquante ans, on nous parle de nouvelles technologies qui viendraient se substituer à l’uranium actuellement utilisé : En effet, seul 0,7% du minerai extrait est actuellement effectivement utile : c’est l’uranium 235, qui est fissile (c’est-à-dire qu’il permet une réaction nucléaire), contrairement à l’uranium 238, non fissile, qui représente donc 99,3% du minerai. Alors, l’industrie nucléaire nous annonce de nouveaux réacteurs qui arriveront à utiliser une part de l’uranium 238, réglant pour des millénaires le problème du combustible nucléaire. Ces réacteurs, dits de génération IV, auront pour qualité de « brûler » le plutonium, voire même les déchets extrêmement dangereux qui sortent de nos réacteurs actuels. Mieux : des surgénérateurs vont, d’après les promotteurs de l’atome, parvenir à produire plus de combustible fissile qu’ils n’en consomment. Un vrai miracle qui, lui aussi, scellera la fin des problèmes énergétiques de l’humanité. N’oublions pas la fusion nucléaire qui, à nouveau, nous donnera accès à une énergie illimitée. Dès les années 1950, le succès de la fusion nucléaire nous était annoncé… pour 50 ans plus tard. Aujourd’hui, malgré des « avancées » absolument exceptionnelles, la réussite est pour… dans cent ans. Malgré des investissements en recherche énormes depuis 50 ans, on en est donc encore nulle part. Où est l’indépendance énergétique ?

Voilà pour les trois arguments les plus souvent entendus par les promoteurs du nucléaire. Mais pour se faire une idée encore plus précise, il faut ajouter que :

1. Le principe de l’énergie nucléaire est de concentrer autour de sites importants une forte production d’énergie : ce qui pose le problème de la sécurité de ces zones. Il est en effet évident que ces centres de production peuvent être des cibles de terrorisme extrêmement intéressantes

2. Ce principe de concentration expose également les régions concernées à de graves problèmes en cas d’incident technique : toute une région ou tout un pays peut se retrouver du jour au lendemain paralysé

3. On l’a vu, la technologie civile de la production nucléaire n’est pas tout à fait indépendante de la technologie militaire. Au nom de quoi allons-nous permettre à certains pays de développer cette technologie et pas à d’autres ?

4. L’énergie nucléaire produit proportionnellement moins d’emplois que les énergies renouvelables qui présentent bien plus de sécurité

Mesdames et Messieurs,

Pour terminer je ferai une conclusion générale et une suggestion.

Je vous dirai en conclusion que pour laisser à nos enfants et à nous-mêmes (parce que le danger n’est pas aussi éloigné) une Terre respirable, nous devons simultanément lutter contre le réchauffement climatique et sortir définitivement du nucléaire.

Malheureusement, le problème est encore plus difficile aujourd’hui qu’il n’était hier. Nous ne devons pas baisser les bras et je me réjouis de constater qu’il existe des associations comme celle qui nous invite aujourd’hui pour maintenir la vigilance.

Mais pour gagner ce double combat : sortir du pétrole et du nucléaire, nous devons à la fois maintenir la vigilance ET travailler sur des alternatives. Ces alternatives existent et doivent prioritairement être développées. Elles ont pour base les énergies renouvelables : l’éolien, le photovoltaïque, l’hydrothermie, la géothermie, les biocarburants, et j’en passe… énergies qui nous permettent justement à la fois d’atteindre les objectifs de Kyoto en émettant aucune pollution, d’être indépendants vis-à-vis des matières premières et de faire des économies d’énergie. Un pays comme la Grèce a l’ensemble de ces ressources mais il ne me semble pas que nous exploitions correctement ce potentiel énorme.

J’en viens donc à ma suggestion. Vous avez créé le « Mediterranean Antinuclear Watch » et je vous en félicite. Pourquoi ne pas mettre en place dans la foulée une association mettant en avant sur la même échelle un centre de développement des énergies renouvelables à grande échelle ?

Voilà les quelques mots que je voulais vous adresser. Je vous remercie d’avoir eu la patience et la gentillesse de l’écouter et j’espère qu’il vous aura sinon convaincu, du moins interpellé.

Je vous remercie.

Christos Doulkeridis