Les politiques ont-ils besoin d’aide ? Vous trouverez ci-dessous une interview parue dans le journal Le Soir du 14 mars 2009.

Ces Messieurs Dames les ministres doivent gérer une tempête bancaire, financière et maintenant socio-économique sans commune mesure avec les coups de tabac qu’ont pu essuyer leurs prédécesseurs au cours de ces vingt-cinq dernières années. Avant cela, ils ont tenté d’insuffler la mixité à l’école, de réformer la Sécu ou d’assurer l’avenir énergétique mais aussi écologique du pays… Le monde se complexifie de jour en jour et la classe politique, plus que jamais, surfe sur les vagues de la vie en société, dans un grand écart périlleux entre niveau local et échelle planétaire. De quoi, parfois, se sentir largué(e) ? Globalement, tel n’est pas leur sentiment subjectif. Ainsi, quand on leur demande s’il ne conviendrait pas qu’ils passent la main à des spécialistes, ils crient au loup. « La politique est un art et une science de managers », dit Rudy Demotte (PS). « Avec deux atouts, précise Charles Michel (MR) : la légitimité démocratique d’une part, le regard neuf, de l’autre. » Seul l’Ecolo Christos Doulkeridis ose avouer que le politique est de plus en plus souvent amené à gérer « des situations qui nous échappent »… Tous s’entendent sur un point : il leur faut pouvoir « entrer très vite dans les matières »… Mais avec quels instruments, quels outils, quels relais ? Ne conviendrait-il pas d’institutionnaliser (voire de professionnaliser) les réseaux d’information, de formation ? « Si », répond Christos Doulkeridis. « Pas nécessairement », rétorquent ses collègues. « On peut parfois se sentir seul, mais on n’agit jamais seul », étaye Rudy Demotte… Débat.

« FORMONS LES HOMMES POLITIQUES »

En 2006, l’actuel président du Parlement de la Commission communautaire française (alias la Cocof), l’Ecolo Christos Doulkeridis, est contacté par l’Institut Aspen France. Affiliée à l’Aspen Institute (fondée au Colorado en 1949), cette fondation pluraliste affiche deux objectifs : « aider les décideurs issus du monde économique, politique, universitaire, associatif, syndical et des médias, à mieux identifier les défis qu’ils ont à relever en recherchant ensemble les solutions aux problèmes contemporains. » Et « favoriser, dans un cadre informel, la rencontre entre dirigeants appartenant à des univers géographiques, cultures et milieux professionnels différents. »

Comme d’autres personnalités politiques belges de sa génération (Doulkeridis a 38 ans l’époque), le député bruxellois se voit offrir une formation gratuite chez Aspen, en France. Pourquoi cette générosité ? « Les décideurs économiques ont dû se dire que, tant qu’à se retrouver face à des politiques, autant qu’ils soient à la hauteur… », répond sans ambages l’intéressé.

Cette année-là, trois hommes politiques belges sont finalement retenus au terme d’entretiens de motivation : Jean-Marc Nollet (actuel chef de groupe Ecolo-Groen ! à la Chambre), Xavier Baeselen (député-échevin MR de Watermael-Boitsfort) et Doulkeridis lui-même. Aux côtés de ces trois Belges, des Français, deux Marocains, un Libanais, deux Égyptiens.

« Le principe était de mélanger tant les zones géographiques que les couleurs politiques démocratiques, précise notre interlocuteur. Nous avons suivi quatre séminaires de trois jours, sur six mois plus ou moins. À chaque fois, il s’agissait de déterminer comment l’on définit une stratégie : en comprenant un enjeu, puis en se mettant dans une position qui n’est pas la position de la dénonciation. En clair : comment est-ce que l’on arrive à comprendre, à apprendre, puis à convaincre, lorsque l’on se trouve dans une position bloquée ? »

Le programme suivi par les élus comprend des séances de développement personnel, mais également des analyses de situations réellement vécues par des hommes politiques ou des personnalités du monde des entreprises. Christos Doulkeridis se souvient ainsi avoir étudié comment la France est parvenue, après des épisodes dramatiques, à construire la paix en Nouvelle-Calédonie, avoir entendu Simone Veil expliquer comment elle est parvenue à faire passer la loi sur l’IVG dans un contexte plutôt frileux sur le sujet (en 1974), ou avoir rencontré le ministre italien de la Fonction publique, Franco Bassanini, qui, de 1996 à 2001, mena à bien une réforme réputée « impossible » dans l’administration transalpine.

« L’idée n’était pas de copier ces stratégies, précise le président du Parlement francophone bruxellois, mais de se rendre compte que les prises de décision se sont faites dans le cadre de stratégies réfléchies, définies, puis seulement mises en place. Par ailleurs, on n’essayait pas de convaincre sur le fond, mais au contraire de tirer parti de nos différences, en nous confrontant à des enjeux communs. »

Christos Doulkeridis est rapidement arrivé à la conclusion qu’au moment de prendre des décisions qui peuvent engager les générations futures, l’homme politique belge est bien seul.

« L’analyse de base d’Aspen est totalement juste : les femmes et les hommes politiques sont amenés à gérer une complexité de plus en plus grande, avec des contraintes qui sont propres au monde politique. À savoir qu’il faut gagner les élections, répondre à plusieurs légitimités – légitimité du peuple, légitimité du parti… – et ce, tout en gérant des situations qui nous échappent de plus en plus, étaye-t-il. En même temps, il s’agit sans doute du cadre professionnel dans lequel il y a le moins de formations et de temps disponibles. Nous en mesurons les conséquences en ce moment, avec la crise, le plan de sauvetage des banques, mais aussi avec la crise écologique – le débat sur le nucléaire -, ou même le conflit communautaire. On voit bien que les forces qui viennent avec des solutions simplistes et démagogiques, ou qui se contentent de dénoncer, sont de plus en plus fortes. Parce qu’il est de plus en plus difficile de construire. Or, ce qu’on attend du politique, c’est précisément qu’il construise : des accords, du consensus… Et qu’il « anticipe” les enjeux. Une chose est certaine : personne ne peut prétendre avoir raison seul dans son coin, ni le politique, ni l’académique. »

L’expérience vécue chez Aspen est-elle transposable chez nous ?

« Je pense qu’elle est transposable et qu’il faut la transposer, répond Doulkeridis. Il faut soutenir l’idée que les parlements – qui sont l’émanation de ceux qui ont la responsabilité de prendre des décisions – puissent, peut-être ensemble, financer un programme de ce style-là, à destination du public des jeunes élites politiques, de ceux qui vont être amenés à occuper des places importantes dans quelques années… Il s’agit aussi d’apprendre à communiquer et à se parler, tous niveaux de pouvoir confondus. C’est cela aussi qui est intéressant dans la démarche. »

Christos Doulkeridis pointe deux endroits clés de responsabilités par rapport à cet enjeu : les parlements et les partis.

« On ne peut évidemment pas exiger des partis politiques qu’ils se mobilisent à ce propos et systématisent les outils de formation – certains l’ont déjà fait, comme ma formation, avec Etopia, glisse-t-il. Mais je pense qu’il serait intéressant que les parlements, eux aussi, se mobilisent par rapport à ces enjeux. Et il faut aussi que les fonctionnaires soient mieux armés, car ils participent également au travail politique… Pour toutes ces raisons, je m’apprête à proposer aux autres présidents d’assemblée de s’atteler à cet enjeu fondamental qu’est la formation des jeunes leaders politiques. »

Concrètement ?

« L’idée serait de créer une sorte d’Aspen en Belgique, en prévoyant – pourquoi pas ? – une collaboration avec l’institut, au départ. C’est un investissement indispensable aujourd’hui, et surtout un service à rendre aux citoyens. La plupart des cadres des entreprises bénéficient régulièrement de formations, et c’est normal : leurs dirigeants veulent qu’ils soient de plus en plus performants. Je pense que l’on doit également avoir cette préoccupation par rapport à nos élus. »