Dans cette période où l’on fait croire que le courage c’est de rester chez soi le dimanche plutôt que d’aller voter, ou de se battre le torse virilement pour dire que les autres sont des salauds ou qu’on va les écraser, le hasard de calendrier m’a amené à participer à la commémoration du dixième anniversaire de la disparition d’Yvonne Jospa, résistante, organisatrice de réseau des « enfants cachés », fondatrice du MRAX, et j’en passe.

Des « Madame Jospa », il y en eût beaucoup, et la plupart sont restées inconnues par le grand public. Elles étaient dans l’action, pas dans le récit. Une belle leçon de vie qu’il est utile de se remémorer pour redonner à certains mots leur juste sens. Et pour se poser à notre tour la question de savoir ce que signifie être citoyen, avoir des valeurs, avoir du courage, s’engager.

Lisez cet article du Soir pour en savoir plus sur Yvonne Jospa.

J’ai tenu à reproduire ici l’hommage que lui as rendu Vincent Lurquin :

C’est un très grand honneur pour moi de participer à cet hommage rendu à Madame Jospa.

Je vous avoue que les mots sont difficiles tant mon attachement, mon affection, mon admiration sont grandes pour une femme qui a su pétrir tant de destinées individuelles en les inscrivant dans un dessein collectif. Cette admiration que, maladroitement, j’exprimais, malgré un compagnonnage quasi-quotidien durant des années, en continuant à l’appeler, comme beaucoup au MRAX, « Madame Jospa ».

Pour Madame Jospa, il n’y avait pas de hasard dans ses rencontres. C’est elle qui décidait où et quand elle vous rencontrait, tout en vous laissant croire que c’est vous qui aviez pris l’initiative.

Elle avait cette qualité rare de ne pas étiqueter les gens, cette force de dire qu’à force de mettre des étiquettes, on risque de perdre son identité.

C’est ainsi qu’elle envoya un de ses nombreux et fidèles missi dominici me trouver dans l’organisation d’une grève de la faim à l’UCL pour protester contre les mesures prises par le gouvernement de l’époque, contre les étudiants étrangers.

Premier contact avec le fidèle d’entre les fidèles, ami et confident, Jean-Marie Faux, lui le prêtre jésuite, elle, la juive communiste. Je vous le disais : Madame Jospa a toujours été fâchée avec l’étiquette.

Ce fut donc mon entrée au Conseil d’Administration du MRAX en 1983 et en 1994, je reçus une invitation à aller un soir, chez elle, avec mon épouse. J’y devins Président.

Ce fut le début d’un long compagnonnage avec Madame Jospa, un long compagnonnage avec le MRAX.

Parce que l’une et l’autre étaient intrinsèquement liés. Parce que Madame Jospa était le MRAX, elle lui donnait une identité plurielle et métissée, cette humanité, cette écoute, ces colères et ses enthousiasmes.

Dans un livre consacré à son mari, Hertz Jospa, sans la mémoire duquel j’ai appris que l’on ne pouvait comprendre son épouse, Madame Jospa est décrite « comme une résistante, engagée dans un combat qui ne peut cesser tant que les êtres humains seront exploités et écrasés quelque part. Elle reste sur la brèche, avec une étonnante combativité, une capacité d’indignation et aussi d’enthousiasme qui stupéfie […] Elle est une rassembleuse passée maitre dans l’art de mettre les gens ensemble, de nouer des réseaux actifs […]. »

Mais elle était aussi tellement humaine, tellement fragile, elle osait s’exposer, défendre ses amitiés, partager avec chacun cette tendresse qui faisait que, pour mes enfants, c’était une fête quand elle venait à la maison. Elle était forte de ses fragilités qu’elle enrobait dans un humour jamais pris en défaut.

Elle osait dire les choses : le MRAP, Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et pour la Paix, elle le rebaptisa le MRAX, Mouvement contre le Racisme, l’Antisémitisme et la Xénophobie.

Elle osait nommer ses ennemis : le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie. Dans un temps où l’acuité de ces problèmes n’était pas telle qu’aujourd’hui, elle osait le droit contre les racismes de toutes sortes. C’est le MRAX qui fera campagne pour que le racisme ne soit plus considéré comme une opinion mais comme un délit. En 1981, la législature lui donnera raison en mettant le racisme hors-la-loi.

Mais Madame Jospa sait aussi que la lutte contre le racisme ne se décrète pas, ne se gagne pas dans les salons fussent-ils des assemblées législatives. Elle sait que c’est l’éducation qui est prioritaire et elle va aller dans les écoles, elle va trouver les moyens d’engager des animateurs pour dire aux enfants que, toujours, le racisme se trompe de colère, que jamais, le racisme n’est une solution.

Education mais aussi information sur les droits. Elle sait, elle une des premières femmes diplômées comme assistante sociale, combien est importante l’éducation permanente mais aussi l’outil juridique, le droit pour défendre les droits de chacun. Avant les boutiques de droit, elle développe au MRAX une cellule d’assistance sociale et juridique.

Elle sait enfin toute l’importance de garder des traces, de faire mémoire, de dire l’histoire aux plus jeunes générations. Elle créera le centre de documentation.

Et cet outil, elle va l’offrir à tous, l’amener dans son quartier de Saint-Josse avec la complicité de son vieil ami, Guy Cudell. Cet outil sera la base arrière de toutes les manifestations contre toutes les discriminations. Et Dieu sait si ces manifestations furent nombreuses, elle qui me disait : « Mais enfin, réfléchissez un peu avec vos pieds ». Au début nous serons peut-être dix, après ils verront que nous avons raison. Gigantesque leçon de choses, gigantesque leçon politique.

Et puis ce fut la défense des sans-papiers. Dans les églises, dans les maisons du peuple. Elle était là, tous les jours, avec Claire, sa fidèle lieutenante, avec ses permanents, chaque midi dans la cuisine, nous préparions nos stratégies.

Et quand j’avais un p’tit coup de blues, elle savait téléphoner à l’un ou l’autre, à ces personnalités de tous bords, de toutes confessions, de tout horizon politique qu’elle savait convaincre de rejoindre le combat du MRAX.

Je pourrais vous parler durant des heures, parce que cela comble l’absence et, comme elle nous manque, à vous, à moi, cette présence qui nous aidait à avoir ce je-ne-sais-quoi, ce presque-rien qui nous permettait de gagner nos combats contre tous les racismes.

Pour conclure, je vous dirai simplement qu’il y avait des moments privilégiés que j’ai connu avec elle. Quand elle me disait : Viens on va au Mémorial, viens, on va à Malines. Quand elle prenait cette identité juive faite d’ouverture, de mémoire, de larmes et de rires.

Si j’étais un homme disait Primo Levi. Elle était une femme qui nous a laissé pour héritage cet impératif de mettre debout tous ces damnés de la terre qui l’aimaient tant.