Je viens d’apprendre avec énormément de tristesse le décès de Nelly Filipson. J’ai eu l’occasion de la rencontrer à de nombreuses reprises et je lui avais consacré un chapitre de mon livre « Des Belges ont commencé à sauver la planète ». Je voudrais une nouvelle fois lui rendre hommage pour l’inestimable héritage humain qu’elle laissera pour longtemps derrière elle. Mes pensées vont aux proches de sa famille et de toutes les autres familles pour qui elle avait décidé de consacrer une très grande partie de sa vie. Merci à elle pour cette merveilleuse énergie communicative qu’elle transmettait à toutes celles et tous ceux qu’elle rencontrait. Je joins ici le texte du portrait que j’ai eu l’occasion de lui consacrer pour saluer son action en tant que fondatrice du centre « Nos Pilifs ».

Nelly Filipson : une promesse d’enfant au service de l’autonomie des personnes handicapées

Nous connaissons le centre Nos Pilifs depuis notre plus jeune âge. C’est un des rares endroits à Bruxelles où l’on a l’impression de ne pas être en ville. L’endroit où l’on va acheter des produits naturels, ses sapins pour Noël, ses plantes pour la bonne saison. Nous savions depuis quelque temps que le centre travaillait avec des personnes handicapées. Pas grand-chose de plus. Et en tout cas pas que Nos Pilifs était en fait l’anagramme de Filipson, du nom de cette dame à l’origine du projet.
Lorsque nous prenons contact avec Nelly Filipson par téléphone pour fixer un rendez-vous, elle nous demande si nous sommes bien certains qu’elle doit faire partie de ce projet de livre : « Je ne sais pas du tout si ce que je fais, c’est du développement durable ou si ça va aider à sauver la planète… ». Bien d’autres nous ont appelé pour nous convaincre qu’ils devaient naturellement en faire partie…
Nous le découvrirons tout au long de l’entretien, Nelly fait les choses. Elle sait ce qu’elle veut faire et pour chaque projet entrepris dans sa vie, elle semble trouver le moyen de le réaliser. L’énergie épargnée à essayer de répondre au pourquoi a très certainement été utilisée à répondre au comment.
Le rendez-vous a lieu dans le bureau prêté par l’actuelle directrice. Nelly Filipson est une dame de quatre-vingts ans qui a pris sa retraite. Le regard est modeste, comme ceux à côté desquels on passe sans s’arrêter, sauf… lorsqu’ils tombent sur vous. Elle s’est retirée de la gestion des associations qu’elle a créées, non sans s’être assurée qu’elles sont dirigées par les personnes les plus compétentes. Mais elle est toujours là, pour débloquer un dossier, répondre à une urgence, trouver une solution à laquelle personne d’autre n’a pensé.
Mais qu’est-ce qui a amené Nelly à s’occuper de personnes handicapées ? Une expérience d’enfance, une personnalité persévérante, le hasard…
La vocation de Nelly trouve son origine dans la petite enfance: « J’ai su à cinq ans que je devais faire ce que j’ai fait ». Nelly n’a que cinq ans en effet lorsqu’elle est atteinte d’une tuberculose très avancée. Les médecins l’envoient au bord de la mer se faire soigner dans un home pour enfants. Septante-cinq ans plus tard, son regard montre que le souvenir est intact : « Sachant que j’allais peut-être mourir, j’ai eu la chance d’être accueillie dans ce centre. On m’y faisait beaucoup de compliments. Rentrer à Bruxelles était le cauchemar; quand j’étais à la maison, mon seul désir était de retourner là-bas ». Cette expérience d’enfant malade restera gravée et l’amène à vouloir venir au secours d’enfants en difficulté, à l’image de ceux qui se sont occupés d’elle. Nelly devra pourtant attendre de nombreuses années avant de faire vivre concrètement sa vocation. Comme une évidence, elle fait des études d’infirmière avant de suivre un stage en psychiatrie et de s’envoler ensuite pour la France, les Pays-Bas et l’Angleterre. Une année de voyages qui lui permet, entre des petits boulots de secrétaire et de plongeuse, de se balader d’institution en institution, à la recherche de sa voie. Au travers de ses stages, elle fait la découverte d’un asile où les adultes trisomiques sont enchaînés. Elle en ressort profondément choquée. Elle sait que ces méthodes sont inacceptables mais n’a pas encore trouvé le moyen d’agir concrètement.
De retour en Belgique, elle se marie et fait trois enfants. Un équilibre entre vie professionnelle et épanouissement privé qu’elle souhaite depuis un moment: « Vous savez, déjà en sortant de mon stage d’étude, on m’avait proposé de rester. Je me souviens d’une de mes collègues qui m’a dit de ne pas accepter. Si je restais là, je ne ferais pas ma vie, je n’aurais rien. Elle m’a encouragé à partir, voyager, me marier. Alors je suis partie…».
Mais le confort de la vie de famille ne la satisfait pas pleinement. Elle ne tient pas en place et travaille toujours bénévolement dans des hôpitaux, des orphelinats ou des écoles. « Mon mari s’est rendu compte que je m’ennuyais terriblement à la maison, ce n’était pas mon tempérament. Il a fait quelque chose que peu d’hommes de son époque pouvaient envisager. Il a pris les enfants en charge le samedi pour me permettre de trouver un cours ».
Nelly entame alors une formation de deux ans pour devenir institutrice dans l’enseignement spécial, puis suit des cours de logopédie. « Je ne voulais pas perdre la main. Je savais qu’il y avait un fil rouge et que ces expériences, toujours avec les enfants, serviraient bien un jour à quelque chose. Un peu comme les hamsters ou les écureuils, j’ai amassé. Puis, des années plus tard, ça a jailli ».
Lorsque Nelly donne naissance à son dernier enfant, son aîné, alors âgé de sept ans, devient épileptique, avant de développer un handicap physique et comportemental. Il en mourra vingt ans plus tard. Puis, pour un diplôme qu’elle n’a pas, elle est mise à la porte de l’établissement scolaire au sein duquel elle avait créé, avec l’appui du directeur, un groupe d’enseignement spécial. Mais sept familles lui demandent de continuer son travail.
Alors âgée de quarante-cinq ans, Nelly réunit ses fils et son mari et partage avec eux son idée: créer un centre d’accueil pour enfants handicapés. Elle vient d’hériter de son père une somme d’argent suffisante pour acheter la maison de l’avenue des Pagodes, celle où nous nous trouvons aujourd’hui en sa compagnie.
« J’ai expliqué à mes hommes le risque que je prenais. Si je me lançais, il ne resterait sans doute plus rien de l’héritage. Ils m’ont répondu que c’était mon argent, que j’étais libre d’en faire ce que je voulais. J’ai pris le risque. Il faut le prendre lorsqu’on veut créer quelque chose. Et je crois que je n’ai jamais tout à fait les pieds sur terre. Je venais d’une petite famille bourgeoise. Je n’étais pas inquiète financièrement, je n’y pensais pas. Gagner de l’argent n’était pas un besoin. J’avais le désir de servir, le besoin de donner. Cela nous a demandé beaucoup d’acharnement, mais avec la volonté, nous y sommes arrivés ».
Nous sommes en 1971. Si l’accueil de la personne handicapée reste aujourd’hui une problématique majeure de notre société, que dire de la situation à l’époque où on laissait les familles dans la solitude la plus totale. En créant Nos Pilifs, Nelly fait un rêve différent, celui d’apporter mieux-être et autonomie non seulement à la personne handicapée mais aussi à sa famille, en créant un espace où l’enfant peut s’épanouir à son rythme, en toute sécurité.
C’est donc tout naturellement qu’elle commence par mettre sur pied une section enfants, qui accueille au départ les enfants des sept familles qui l’encouragent et la suivent. « Le décès de mon fils m’a permis de me rendre compte du désarroi des parents se trouvant face à beaucoup de difficultés. Je crois les comprendre malheureusement plus que n’importe qui d’autre ».
Toutes ses expériences passées vont enfin pouvoir être utilisées. Il faut mettre en place une équipe multidisciplinaire de professionnels: logopèdes, psychomotriciens, ergothérapeutes, kinésithérapeutes, psychothérapeutes prendront en charge les personnes atteintes de déficiences mentales, de troubles envahissants du comportement ou de troubles que l’on reprend sous le vocable des intelligences limites.
Peu à peu, le centre grandit. Douze ans plus tard, l’investissement financier de départ est récupéré. Le nombre d’enfants aussi ne cesse de croître. Aujourd’hui, ils sont cinquante.
Avec la vingtaine de membres de l’équipe travaillant sept heures par jour, l’enfant vient passer la journée ici avec son cartable. Comme les autres jeunes de son âge, il va à l’école. Et part en colonie de vacances. Aujourd’hui, tout cela nous semble normal. Et pourtant, l’accueil de la personne handicapée, s’il se fait de nos jours dans des conditions plus humaines, reste un problème concret aux accents complexes, dont certains restent toujours sans solution.
Les années passent. Le centre accueille les petits dès leurs dix-huit mois et les voit grandir. Leurs besoins changent. Et tous ne sont pas prêts à réintégrer la vie familiale. Des limites qui poussent Nelly à approfondir sa réflexion. Comment continuer à vivre avec sa différence tout au long de la vie ? Certes il y a cet enfant devenu mécanicien, nous donne-t-elle comme exemple. Mais tous ne sont pas aptes, comme lui, à sortir du circuit. Nous parlons de personnes qui ont un Q.I. parfois inférieur à septante.
Les parents commencent à s’inquiéter. S’il existe bien des établissements de qualité pour accueillir leurs enfants, ils se trouvent à l’opposé de la ville, dans le Sud de Bruxelles. Nelly entame des discussions quotidiennes avec son équipe. Ensemble leur vient une idée pour « leurs grands » : pourquoi ne pas créer une entreprise qui engagerait les jeunes qui ont grandi ? Cette entreprise de travail adapté existe depuis : La Ferme Nos Pilifs voit le jour en 1984, avec l’aide de Benoît Ceysens. En vingt ans, elle est passée de six à cent cinq employés, encadrés par une équipe de quarante personnes.
L’année suivante est imaginée puis créée La Maison des Pilifs pour permettre aux travailleurs de la ferme de bénéficier de logements supervisés à deux pas du lieu de leur nouvel emploi. Une distance courte qui leur permet de se déplacer seuls. Un service d’accompagnement y est mis sur pied, fournissant conseil et expertise pour tout problème d’ordre pratique rencontré par le travailleur handicapé ou les personnes du quartier. Comme les aider à remplir des papiers, par exemple.
Il reste un problème à résoudre: certains jeunes sollicitent un emploi à la ferme alors qu’ils ne sont pas en état de travailler. Pour répondre à cette demande ouvre, quatre ans plus tard, Le Potelier, un centre pour jeunes déficients de plus de dix-huit ans. Imaginé par une ergothérapeute, ce centre de jour accueille aujourd’hui vingt personnes et compte seize travailleurs.
Après avoir repensé l’encadrement des personnes handicapées dans leur parcours scolaire, permis à ces jeunes de passer à l’âge adulte en leur offrant de s’intégrer autant que possible dans une structure professionnelle où handicapés et autres se mélangent, Nelly et son équipe imaginent encore de créer un club de loisirs. Au bon Temps des Pilifs voit le jour. Doté d’une capacité d’accueil de trente-cinq jeunes et de l’accompagnement d’un à deux travailleurs, le club organise depuis trente-quatre ans, non seulement des activités les mercredis et en soirée, mais aussi voyages, week-ends, soupers…. Le club est soutenu par un groupe de dames de Wemmel, au nombre de quatre cents aujourd’hui, organisant tournois de tennis et parties de bridge chaque année au profit des Pilifs.
En créant Nos Pilifs, Nelly Filipson, soutenue par son équipe, a contribué avec d’autres à casser la logique de « gardiennage » des personnes handicapées. Elle a aussi permis de sortir leurs familles du sentiment d’être totalement abandonnées à leur propre sort par la société. Nos Pilifs reste un exemple de solidarité en Belgique. L’équipe a affiné son travail au fil des demandes, une évolution longue de trente-cinq années de réflexion et de pratique. D’autres projets sont en cours de maturation. Chacun d’entre eux est basé sur le concept d’autonomie. Pour la personne handicapée mais aussi pour sa famille. « La différence ne doit plus être un handicap. »
Fonceuse, Nelly a pu réaliser son rêve. Mais, elle insiste : c’est le résultat d’une rencontre d’idées et d’une collaboration entre des travailleurs encouragés à entrer dans une démarche participative: « J’ai toujours essayé de fonctionner comme une coopérative. Je disais à mes collaborateurs : ‘ Vous êtes aussi intéressés que moi à ce que ceci marche. Et si vous faites de l’absentéisme, vos collègues vont en souffrir’. Aussi, tout est transparent, les livres de finance sont ouverts. Et toutes les décisions importantes sont prises ensemble. J’ai toujours demandé de l’aide. Au sein des associations règne un vrai esprit de famille. »
Nelly délègue aujourd’hui, mais reste présidente des Amis des Pilifs, une association qui reçoit les dons et les distribue. « Depuis toujours il a fallu trouver une somme pour boucler nos budgets. C’est un cauchemar, ça me hante. Je cours tout le temps, chaque année, c’est la même histoire. Ca me rend anxieuse. C’est la seule chose que je ne suis pas parvenue à déléguer. C’est la recherche perpétuelle. » Nous comprenons vite pourquoi les autres membres de l’équipe lui ont demandé de rester présente lorsqu’au détour de la conversation elle glisse à l’oreille de Christos : « Vous savez, on devrait rénover notre cuisine, est-ce que votre Parlement par hasard ne pourrait pas… »
Nelly est une redoutable lobbyiste. Heureusement. La petite fille tuberculeuse devenue grand-mère gestionnaire s’est accrochée à sa promesse d’enfant. Celle de consacrer son énergie à une cause qui avait du sens. A l’entendre, tout s’est fait presque par hasard. Et pourtant, ce n’est pas l’impression qu’elle nous a donnée, même lorsqu’elle parle de la suite: « Je veux que tout soit prêt le jour où ce sera nécessaire. Je fais ça tout doucement. »