_JLB0053nbChaque fois que je parle d’alimentation de qualité, de bio, de circuits courts, il se trouve quelqu’un pour me dire que ça va d’office coûter plus cher ou que ce n’est réservé qu’à une partie privilégiée de la population. C’est malheureusement encore vrai dans de très nombreux cas mais ça ne peut en aucun cas être une fatalité. Depuis des années, je plaide pour que l’action des pouvoirs publics mène à rendre les produits sains plus accessibles que les produits qui nous polluent de l’intérieur. Il faut pour ça aller à contre-courant d’une logique économique bien installée. Mais c’est aussi cette même économie qui tue nos agriculteurs, nos producteurs alimentaires et qui met dans nos assiettes du boeuf à base de cheval, des engrais chimiques qui stimulent nos allergies, par exemple. Il y a quelques années, j’ai rédigé un livre de portraits « Des Belges ont commencé à sauver la planète ». Parmi les personnes présentées, il y avait celui de Philippe Renard. Je pense que la lecture de ce portrait reste totalement d’actualité. 

« Un des portraits qui nous avait le plus marqué dans le livre « 80 hommes pour sauver la terre » était celui de Carlo Petrini, cet Italien fondateur du mouvement Slow Food à la fin des années quatre-vingt. L’histoire avait commencé avec un projet d’ouverture d’un Mc Donald place d’Espagne à Rome. Carlo et quelques amis avaient tenté d’empêcher l’installation dans le cœur historique de la ville éternelle d’une antenne du plus grand représentant de la culture fast food du monde. En vain. Tout au plus avaient-ils obtenu que l’enseigne au clown qui aime les enfants gras soit intégrée dans le style du reste de la place. Mais cet échec allait aussi donner naissance au plus grand mouvement de promotion d’une alimentation de qualité à travers le réseau Slow Food qui ferait progressivement des émules dans le monde entier.

Nous voilà donc parti à la recherche du Carlo Petrini belge. Etonnement, à l’époque, le mouvement Slow Food n’est pas encore très développé en Belgique même si quelques conviviums[1] existent en Flandre et un à Silly[2]. En faisant nos recherches, nous entendons parler d’un restaurateur, Philippe Renard, qui aurait réussi à transformer une cantine d’entreprise en cantine bio, tout en maintenant le prix de vente du repas. L’exploit n’est pas mince et mérite qu’on aille voir cela de plus près, d’autant que l’on sait que le principal frein évoqué à l’achat de la nourriture bio est son prix. Ce sera notre homme.

Le rendez-vous est fixé fin 2006, chez lui, à Waremme, où il nous accueille béquille à la main en raison d’une petite intervention médicale récente. Installés dans son salon aux larges baies vitrées d’où l’on peut observer le jardin et son potager, nous démarrons l’interview sur son parcours et ses motivations. Très vite, nous nous rendons compte que cet homme va nous plaire. Il parle avec ses tripes, a une énergie et un enthousiasme communicatifs. On voit tout de suite que c’est un gourmand. Christos trouve ça toujours rassurant.

L’histoire de Philippe Renard ne commence pas dans le bio. Restaurateur depuis trente ans, il travaille essentiellement dans la gastronomie classique, notamment au sein d’un restaurant deux étoiles à Damme, le sommet de la première partie de sa carrière. Puis un accident de la vie l’oblige à tout arrêter pendant plus de six mois. Ce n’est pas un métier dont la couverture sociale permet de recommencer du jour au lendemain après la convalescence. Il se recycle alors en s’occupant de la gestion du premier point de vente du chocolatier Jean Galler, Grand-Place à Bruxelles, et en profite pour publier « Cuisine au chocolat ». Quand toutes les séquelles de son accident ont disparu, il part se refaire une santé financière à Paris. Une période de vie épuisante à travailler dans une brasserie nuit et jour, durant laquelle il sacrifie sa vie, sa famille. Lorsqu’il rentre chez lui fin 99, il crée un bureau de consultance dans l’agroalimentaire et décide de faire la promotion des produits wallons lors de Salons à l’étranger et dans de grands hôtels européens.

Pour la plupart de ceux et celles que nous avons rencontrés, c’est souvent un changement de vie qui est le déclencheur d’une prise de conscience. Renard vient d’une famille d’agriculteurs traditionnels qui fait dans le blanc bleu belge. La mère de ses enfants vient d’une famille où l’on fait confiance aux plantes. Elle suit d’ailleurs des cours du soir en herboristerie, en phytothérapie, puis en aromathérapie et en gemmothérapie[3]. Après trente ans passés dans les cuisines de toutes catégories, notre restaurateur décide de s’ouvrir un peu à ce monde et aux valeurs qu’il véhicule.

C’est à ce moment que la famille Renard décide de commencer à acheter des aliments issus de l’agriculture biologique. « Evidemment, nous avons constaté qu’ils coûtaient 20 à 25% plus cher que ceux issus de l’agriculture traditionnelle. Pour y remédier, après trois semaines, nous avons commencé à acheter différemment, en grosses quantités. Côté goût, les enfants n’étaient pas fans au départ, aujourd’hui ce sont les plus grands amateurs. »

C’est à la même époque qu’il entre chez Ethias comme consultant pour la cantine d’entreprise. La compagnie d’assurances connaît quelques problèmes de qualité avec la société de restauration et demande à Philippe Renard d’apporter des propositions qui relanceraient la cantine. Le chef est parti en laissant une équipe de cinq cuisiniers démotivés, le public a déserté les lieux depuis plus longtemps encore, et les plats proposés ont besoin d’être revisités. Philippe Renard est bien décidé à réapprendre aux clients à apprécier les saveurs.

Renard demande une semaine d’observation avant d’agir. Son premier réflexe est de regarder le menu et d’ouvrir le frigo : « Au plat du jour, des omelettes. Et dans le frigo, je ne vois aucun œuf frais ! Je demande aux cuisiniers comment ils comptent faire. Ils me sortent du congélateur vingt-quatre omelettes toutes faites, déjà cuites, qu’ils déposent généralement sur du beurre durant une heure à l’air libre pour les faire gonfler, avant de les passer sept minutes au four. Après la gastronomie étoilée, ce n’est pas possible de ne pas réagir en tant que cuisinier en voyant ce genre de choses. On se dit que la malbouffe est partout, c’est une horreur ! ».

Renard sort de son rôle de consultant et se dit que s’il veut réussir son pari, autant se proposer lui-même comme chef cuisinier. La candidature est acceptée, il a carte blanche. « Les six premiers mois, j’ai fait de la cuisine conventionnelle. Je revenais avec mes carottes pissant dans la casserole. Je me disais ‘C’est pas possible, il y a quelque chose qui ne va pas !’  Puis j’ai commencé ma démarche, me suis renseigné pour savoir où étaient les grossistes, mais je n’ai rien dit à personne. J’avais un budget de 3,50€. Tant que je respectais ça, je faisais ce que je voulais. »

Première chose que Renard changera : le pain. « Sur le présentoir, il y avait des baguettes d’un mètre cinquante de long qui pesaient nonante grammes, et à côté de cela, des baguettes de pain bio de quarante centimètres qui faisaient plus du triple, trois cents grammes ! Si je paie pour le premier 0,50€ et pour le deuxième 0,96€, le calcul est vite fait. Ce sont bien les premiers les voleurs ! J’ai donc acheté le pain bio que j’ai découpé en morceaux pour accompagner les plats. Mais je me suis bien gardé de prononcer le mot ‘bio’ ; je disais ‘Ferme de la Croix’. »

Progressivement, en 2001, les produits bio atteignent 5 à 10% du total. Après le pain suivent les œufs. Puis les yaourts, avec un passage d’une consommation de deux cents petits pots la semaine à six cents actuellement. Puis les cuisiniers réapprennent tout simplement leur métier. Ils pèlent les légumes eux-mêmes plutôt que de les acheter en boîte. Ils apprennent à gérer les restes aussi.

Mais la mauvaise qualité des autres produits traditionnels le pousse à poursuivre la  réflexion. Les légumes et la viande qu’il achète sont gorgés d’eau. « L’idée de faire du bio était bonne, mais il fallait régler le problème suivant : la viande bio est de 30 à 35% plus chère à l’achat ». Renard se dit alors que si l’on compare les aliments traditionnels aux produits bio, ces derniers deviennent comparativement beaucoup plus rentables… après cuisson. « Mon steak bio fait cent trente grammes avant et après cuisson, les autres s’ils font cent septante au départ, n’en font plus que cent quarante après cuisson. Car ils sont pleins d’eau ! De plus, on n’a pas de suc de viande pour faire une sauce, donc on doit ajouter des produits aseptisés en poudre ou en pâte. » Pour compenser la différence de prix, il recompose aussi totalement  l’assiette en tenant compte de la psychologie de celui qui mange. L’assiette doit paraître bien remplie, mais la qualité des produits permet d’utiliser moins de viande et plus de légumes. Comme le goût suit, personne ne s’en plaint. Bien au contraire.

Sa démarche intègre aussi le respect des saisons et des producteurs locaux. Plus de tomates fraîches en hiver dans sa cantine. Et pour soutenir les producteurs du coin, les achats sont presque toujours locaux, sauf cas particuliers comme le sucre bio, certaines épices, le vin de France, les pâtes, les olives et les tomates qu’il fait venir de Sardaigne en grosses quantités par camions.

Mais la voie bio n’est pas évidente même pour ceux qui sont déjà convaincus. On a déjà évoqué le prix plus élevé d’une nourriture certifiée sans pesticide ni engrais chimique. D’autres problèmes apparaissent. En allant voir les producteurs, Renard s’aperçoit bien vite qu’ils ne sont pas préparés à recevoir des commandes abondantes et fréquentes. Pour sa cantine, il lui faut des centaines de poulets, des kilos de steaks, quantités de yaourts ou de fromages de chèvre bio par semaine.

Renard fait le tour de la Belgique pour identifier les producteurs. Aucun grossiste bio ne lui garantit les livraisons en temps et en nombre pour les travailleurs d’Ethias. C’est donc toute une organisation qu’il décide de mettre en route. « Dès que je souhaitais le produit d’un producteur en particulier, je lui passais ma commande un à deux mois à l’avance. Prévenu, il pouvait s’arranger. »

Se balader d’un coin à l’autre du pays reste un excellent moyen d’identifier et de ramener les bons produits. En passant ses commandes via des circuits courts, Renard contribue au sauvetage de nombreux artisans. Il  les incite à passer à un cap nouveau ; la plupart se professionnalisent. Mais les distances à parcourir restent longues. Renard réfléchit à la question et se décide finalement à créer un plateau de distribution bio[4] qui va centraliser les produits et se charger de les distribuer aux collectivités : « Les camions vont amener les produits dans un local, où deux personnes vont dispatcher le tout. Ce ne sera pas plus cher car l’acheteur ne doit plus se déplacer. »

Actuellement, la proportion du bio est passée à 85%.Et les travailleurs semblent apprécier. Depuis que Renard est arrivé, la cantine Ethias est passée de 120 à 360 couverts par jour. « Le directeur des ressources humaines chez Ethias m’a dit que je faisais de l’excellent boulot et cela, en passant de cinq personnes en cuisine à quatre. Aujourd’hui en cuisinant bio et frais, on fait du bon et du meilleur travail… Depuis mon arrivée, les cuisiniers refont leur métier, tout simplement, ce qui est aussi positif pour leur moral. »

Il est possible de payer 3,50€ pour un potage, un plat, un dessert et une boisson sains et savoureux. Philippe Renard tient à le dire. Il passe d’ailleurs une grosse partie de ses temps libres à partager son expérience à travers ses livres de cuisine[5], son Ecole du Goût et des Saveurs et ses formations destinées aux responsables des cantines scolaires. Les enfants des classes maternelles et primaires ont l’immense chance de pouvoir recevoir des initiations au goût ; les plus grands, ados ou adultes, peuvent se rabattre sur les conférences que donne Renard.

Celui qui a mis plus de trente ans à se convertir au bio est devenu l’un des meilleurs ambassadeurs de la qualité de notre cuisine. Il a pour lui la crédibilité de connaître son métier et d’être passé par toutes les contraintes possibles en traçant pour chacune d’elles des pistes de solutions utiles à tous. Mais Philippe Renard a aussi cette qualité : il a une façon si gourmande et savoureuse de parler de cuisine saine ou éthique qu’il arriverait certainement à convertir, s’il en avait l’occasion, la plupart des gérants des Mc Do ou autres fast food du pays. Il faut dire que depuis lors, il a lancé le convivium « L’univers du goût », antenne de Slow Food[6] à Liège… »

« Des Belges ont commencé à sauver la planète » de Christos DOULKERIDIS et Caroline CHAPEAUX, éditions ETOPIA, 2009.


[1] C’est le nom donné aux antennes décentralisées du mouvement slow food.

[2] Le convivium de Silly est présidé par la très dynamique Sabine Storme qui a longtemps porté seule, en Belgique francophone, le mouvement Slow Food.

[3] Thérapie qui utilise les bourgeons.

[4] Projet en cours à l’heure du bouclage de ce livre.

[5] « Ma Cuisine Belge-Mijn Belgische Keuken », éd. Stichting Kunstboek, 1996., « La Nouvelle Cuisine Wallonne », éd. La  Renaissance du Livre, 2002, « La Cuisine au Chocolat », éd. La  Renaissance du Livre, 2003, « Belges Cuisines », éd. Labor, 2005.