media_xll_8473191Voici l’échange que j’ai eu avec le Ministre Marcourt au sujet de la Une inacceptable du quotidien Sud-Presse qui titrait « invasion des migrants » et pour lequel des centaines de plaintes ont été déposées auprès du Conseil de déontologie journalistique.

Ma question :

Mon interpellation porte sur un sujet qui confronte un certain nombre de principes importants de notre démocratie. D’une part, l’article 25 de la Constitution prévoit que la presse est libre, que la censure ne pourra jamais être établie et qu’il ne peut être exigé de caution- nement des écrivains, éditeurs ou imprimeurs. Ce principe est fondamental. Hier, en commission, nous avons examiné deux propositions de résolution déposées par l’ensemble des groupes politiques de notre assemblée. Ces textes visent à réagir à une privation de la liberté de la presse en Pologne et ils feront probablement l’objet d’un consensus très large tant il est vrai que c’est un principe fondamental.

D’autre part, en Belgique et un peu partout en Europe, la législation encadre cette liberté d’expression. Il s’agit avant tout de combattre des propos qui pourraient inciter à la haine d’une personne ou d’un groupe de personnes en procédant par stigmatisation, caricature ou incitation à des débordements, ces derniers devenant hélas de plus en plus fréquents.

Les hommes et les femmes politiques, compte tenu de leur subjectivité, peuvent être choqués par des propos tenus dans les journaux, mais il ne leur appartient pas de réagir systématiquement. Ce n’est pas leur rôle. Cependant, les termes «Invasion de migrants» utilisés en une par un journal du groupe Sud-presse m’amènent à vous interpeller. Ce sont bien ces termes en particulier sur lesquels je voudrais réagir. D’autant que je reconnais qu’au sein du même journal les articles des pages intérieures, relatifs au démantèlement du camp de Calais, sont à mes yeux irréprochables sur le plan déontologique.

Une des missions de notre institution est de soutenir la presse qui connaît une situation économique particulièrement difficile. Depuis plusieurs années, un système de financement, balisé par certaines règles de déontologie, a été instauré. Par ailleurs, un Conseil de déontologie journalistique (CDJ) a été mis en place par le pouvoir politique qui a estimé qu’il revenait au secteur lui-même d’essayer de réguler les questions de déontologie. De fait, par tradition, nous nous méfions nous-mêmes de toute immixtion du politique. C’est plutôt sain, me semble-t-il. On connaît les débordements qui peuvent avoir lieu à ce sujet. Telles sont les limites dans lesquelles nous intervenons.

Si j’ai tenu à vous interpeller, Monsieur le Ministre, c’est parce que je pense qu’un titre comme celui-là, « Invasion des migrants », constitue une incitation à la haine. Je me suis interrogé sur le terme «invasion» et je me suis demandé si j’avais une susceptibilité toute personnelle à son égard. J’ai donc vérifié la définition au dictionnaire Larousse: «Action d’envahir un pays avec des forces armées». Suit alors un exemple assez piquant: «Les réfugiés fuient l’invasion». Autres acceptions: «Arrivée massive d’animaux ou d’insectes nuisibles». La connotation négative du terme est extrêmement explicite. «Irruption de gens qui occupent un lieu en grand nombre. Diffusion massive d’idées, d’éléments, etc., que l’on juge nuisibles ou mauvais.» Cette façon de caractériser les réfugiés de manière aussi stigmatisante, aussi négative constitue à mes yeux une incitation à la haine.

Prenons à présent la définition de l’Académie française, dans son édition de 1986: «Action d’envahir, irruption de forces armées dans un territoire étranger. Pénétration massive, migration de peuples en quête de territoires nouveaux. Par analogie, on parle d’animaux nuisibles. Arrivée brutale, en un même lieu, d’un grand nombre de personnes.» À chaque fois, la connotation est négative, extrêmement péjorative et donne l’impression d’une intention de nuire dans le chef d’un public que l’on essaye de globaliser autour de ces caractéristiques négatives.

Plusieurs plaintes ont été déposées à propos de cette une, tant devant le CDJ que, me semble-t- il, devant les tribunaux pour violation de la loi Moureaux. Un jugement pourrait dès lors être rendu. Je considère qu’il s’agit d’une incitation à la haine, mais j’estime aussi qu’il ne m’appartient pas en tant que mandataire politique de décider si on tombe ou non sous le champ de l’incitation à la haine tel qu’il est prévu sur le plan légal. En vertu des lois adoptées par les différents parlements, c’est aux tribunaux qu’il appartient de statuer sur l’incitation à la haine et au conseil de déontologie journalistique (CDJ) de vérifier si une sanction doit être prévue.

Ma question est la suivante : quelles seraient les conséquences sur le financement du média qui serait, le cas échéant, l’objet d’une condamnation par un tribunal ou d’une décision du CDJ ?

Il est extrêmement important d’être clair quant à ces mécanismes, de veiller à ce que la décision ne soit aucunement politique mais par ailleurs aussi de s’assurer que la démocratie ne puisse financer des publications qui relèveraient de l’incitation à la haine. Par rapport à cela, j’aimerais soulever un élément de fonctionnement. Si j’ai bien compris, les aides à la presse sont accordées à la condition de respecter un certain nombre de critères. Mais, en même temps, compte tenu des difficultés financières dans lesquelles se trouvent les médias actuellement, les aides sont, depuis plusieurs années, octroyées anticipativement. De plus, à ma connaissance, il n’existe pas de mécanisme permettant de les corriger en cas de condamnation par un tribunal ou une autre instance, ce qui semble exclure finalement toute possibilité d’agir sur le financement des médias soutenus. Qu’en est-il exactement ?

Ce débat est sensible, mais extrêmement important. Il est essentiel de ne pas se taire face à ce genre de titre qui, d’après moi, est inacceptable dans une démocratie comme la nôtre.

La réponse du Ministre Marcourt :

Le chiffre est effectivement de 900 plaintes dont 63 sont irrecevables généralement parce que l’identité du plaignant n’est pas complète.

Régulièrement, des thématiques apparaissent, souvent à partir des plaintes, qui posent la question au Conseil de déontologie journalistique (CDJ) de l’opportunité d’adopter des directives ou des recommandations en vue de préciser le Code de déontologie.

Actuellement, le Conseil travaille sur trois thèmes: une actualisation des recommandations de 1994 sur l’information relative aux étrangers ou aux personnes issues de l’immigration, la réaffirmation du principe de séparation entre journalisme et publicité en matière de journalisme sportif et les relations entre la presse et la justice.

La déontologie journalistique se doit d’être une préoccupation de tous les intervenants dans le processus de collecte, de production et de diffusion de l’information, chacun à son niveau: le journaliste d’abord, sa hiérarchie ensuite, son éditeur enfin.

Répétons-le, la liberté de la presse est l’un des principes fondamentaux des systèmes démocratiques, qui repose sur la liberté d’opinion, de pensée et d’expression. Il est évident que ce débat dépasse ce que l’on aime ou ce que l’on n’aime pas. Je n’ai pas l’intention de m’ériger en censeur et il faut se garder de bafouer le principe démocratique de la liberté de la presse sous couvert du principe démocratique de la déontologie. Ne sacrifions pas l’un sur l’autel de l’autre. C’est pourquoi, à côté de la question essentielle de la déontologie, je suis tout aussi attentif à défendre et à promouvoir un journalisme de qualité.

Pour rappel, les médias membres du CDJ se sont engagés à faire connaître systématiquement les décisions dans le cadre de plaintes fondées prises par le CDJ. Ils doivent respecter deux modalités: d’une part, publier pendant 48 heures, en page d’accueil du site et sans modification, un texte fourni par le CDJ et, d’autre part, insérer un hyperlien vers l’avis du CDJ sous l’article archivé en ligne, et cela en permanence.

Actuellement, chaque publication incorrecte donne lieu à un courrier de la part du CDJ à l’éditeur. Les instances de l’ Association pour l’autorégulation de la déontologie journalistique seront amenées à examiner prochainement la première année de mise en place de ce mécanisme.

Je n’ai pas attendu cette affaire pour m’adresser, le mois dernier, au Conseil de déontologie. En effet, afin de renforcer l’effectivité du mécanisme d’autorégulation et de garantir une large publicité des avis du Conseil, je lui ai demandé d’examiner la possibilité de publier les décisions prises non seulement sur internet, mais également sur le support original du média concerné.

Les critères prévus dans le décret du 31 mars 2004 relatif aux aides attribuées à la presse ont été débattus avec le Secrétaire général du CDJ. Il existe bien un mécanisme de subordination de l’aide à la presse au respect des règles édictées par le Code de déontologie. Le décret prévoit que l’AJP remette un avis au Centre de l’aide à la presse écrite sur le respect des conditions d’éligibilité. L’examen du respect de la condition relative au Code de déontologie reste difficile à quantifier, à défaut d’indicateurs permettant de graduer la gravité des manquements à la déontologie constatés par le CDJ dans ses avis.

Il n’appartient pas au politique d’imposer cette matière. Le Parlement de la Fédération a précisément mis en place une instance d’autorégulation afin de traiter en toute indépendance ces questions, tant pour la presse audiovisuelle et écrite que pour la presse électronique. Le CDJ est légitime pour trancher les questions d’appréciation de la déontologie dans la pratique journalistique. Je l’encourage à assurer et à assumer pleinement ce rôle.

Comment objectiver la gravité des manquements? Une plainte, aussi fondée soit-elle, en vaut-elle une autre? Faut-il prévoir une proportionnalité de la sanction et sortir du système binaire actuel selon lequel soit on est dedans, ce qui ouvre l’aide à la presse «entière», soit on est de- hors, ce qui signifie qu’on en est totalement exclu?

Même si la réalité du marché et les mutations technologiques peuvent justifier l’octroi d’aides publiques, ma priorité, ma responsabilité, en tant que ministre des Médias, est de permettre au citoyen d’avoir accès à une information de qualité, ce qui ne se conçoit pas sans une presse de qualité.

Nous allons mettre en place un groupe de travail chargé de réfléchir à la création d’un meilleur système, en toute sérénité et non sous le coup de l’émotion. Nous n’avons d’ailleurs pas attendu cet incident pour entamer la réflexion.

J’attends maintenant de connaître l’avis du CDJ à ce sujet et le nombre de plaintes enregistrées pour me saisir de ces questions et avancer. Nous en reparlerons prochainement.

Ma réplique :

Monsieur le Ministre, votre réponse est relativement nuancée et prudente, ce qui est plutôt positif. Je partage votre avis: il ne faut pas réagir dans la précipitation et l’émotion. J’ai bien noté que vous proposiez de poursuivre la réflexion et le travail en concertation avec les organes représentatifs du secteur afin d’améliorer les dispositifs, y compris les mécanismes de financement et de sanction.

Je constate qu’il est difficile de savoir quel organe peut estimer les éléments – le nombre de plaintes, leur gravité, etc. – pouvant conduire à une diminution des aides à la presse dans le contexte que nous connaissons.

Vous ne semblez pas avoir connaissance d’une plainte déposée ailleurs qu’au Conseil de déontologie journalistique. Une plainte auprès de la justice pour incitation à la haine pourrait donner lieu à une condamnation, ce qui ne serait pas sans conséquence.

Bien que de tels éléments ne sont pas du ressort du politique, mais de la justice, je ne voudrais pas que nous nous dédouanions de nos responsabilités de politiques. Dans ce journal, les propos les plus violents, qui incitent le plus à la haine, n’émanent pas du média lui-même, mais bien d’hommes politiques. De tels propos sont malheureusement nombreux, ces derniers temps. Dans ce journal, le Comte Lippens entretient totalement cette idée d’invasion en disant: «Il y a 3 millions de musulmans qui veulent arriver en Europe». Il ne parle pas de réfugiés, mais de mu- sulmans. Et il poursuit: «Supposons qu’ils aient trois enfants. Ils seront 20 millions de plus dans 20 ans puis, un jour, ils seront 100 millions. On ne veut pas de cela. On aurait dû rester dans une Eu- rope à neuf et fermer les frontières!». En termes de bêtise, de haine et de stigmatisation, ces propos sont mille fois pires que le titre de l’article.

Les médias ne sont pas les seuls à avoir une responsabilité en la matière, mais mon interpellation a pour objectif d’attirer leur attention. Je suis bien conscient que, malheureusement, certains politiques ne donnent pas non plus le meilleur exemple dans ce genre de situations.