carole crabbéLes derniers drames survenus au Bangladesh dans des usines de textile avec lesquelles coopèrent de très nombreux grands groupes de confection nous renvoient à notre conscience les conditions dans lesquelles d’autres doivent travailler pour nous permettre d’acheter beaucoup de vêtements à des prix bas ou encore la face cachée d’une économie qui fait le grand écart entre son image de marque et ses modes de production. Cette actualité nous a aussi rappelé le travail effectué par certaines organisations pour essayer d’améliorer cette situation. Vous lirez ci-dessous le portrait que j’avais fait de Carole Crabbé, coordinatrice de la campagne « Vêtements Propres », dans mon livre « Des Belges ont commencé à sauver la planète ».

« Salaires indécents, ateliers clandestins, travail des enfants, cadences infernales, discriminations, droits fondamentaux bafoués… Le jeu de la concurrence dans le monde de la mode, où délocalisations et sous-traitances sont devenues monnaie courante, peut réduire en miettes les droits fondamentaux des travailleurs des pays les moins équipés en législation sociale. Le secteur du vêtement utilise une main-d’œuvre bon marché issue le plus souvent des pays en voie de développement, principalement l’Asie[1]. Dans neuf cas sur dix, ce sont des femmes, souvent jeunes et sans instruction, qui confectionnent nos habits mais ignorent leurs droits. Bien que leur salaire soit bien inférieur au minimum légal, elles n’osent pas protester de peur de perdre leur travail.

Les grandes marques européennes qui nous habillent tout comme les consommateurs qui achètent ces vêtements ont-ils les yeux bien ouverts sur cette réalité ? Comment agir ? Et, plus largement, comment prétendre à un développement mondial honnête et équitable si le travail n’est pas justement rémunéré et exercé dans le respect des droits humains ? Ces questions restent taboues. Un peu moins depuis que Carole Crabbé a décidé d’en faire son combat. Préoccupée par l’égalité des femmes et des hommes, elle souhaitait soutenir concrètement les femmes dans leur vie de tous les jours.

En travaillant à ses débuts chez Oxfam-Magasins du monde[2], elle fait connaissance aux Pays-Bas avec une association lancée par des femmes qui rejoint ses préoccupations : la Clean Clothes Campaign. Quelques années plus tard, en 1996, elle crée une plateforme équivalente, la première en Belgique. La Campagne Vêtements Propres regroupe progressivement trente-deux associations membres du côté francophone[3]. Appels urgents ou campagnes de dénonciation de pratiques de telle marque de chaussures de sports ou de vêtements se succèdent, relayés par les organisations membres.

La coalition étend si bien son réseau de partenaires en Europe et dans les principaux pays à bas salaires comme l’Inde, le Bangladesh, la Thaïlande ou la Chine, qu’elle parvient à agir rapidement sur des appels provenant de syndicats ou de regroupements de travailleurs de ces pays. Des enquêtes de terrain sont lancées, les ateliers de travail visités, des outils sont créés pour informer et réguler un système où tout semble permis[4]. Si les législations nationales et les codes de conduite désormais adoptés par la plupart de nos entreprises ont le mérite d’exister, ils restent cependant souvent des mots sur du papier.

Dans certains lieux de confection, la durée quotidienne du travail peut atteindre les seize heures par jour, sept jours sur sept, dans des conditions sanitaires dangereuses (colles, mauvaise aération, risques d’incendie, pas d’accès à l’eau potable, manipulation de produits chimiques dangereux, etc.) pour des salaires de misère. Les travailleurs, peu informés, non protégés ou craignant de perdre leur emploi, n’ont d’autre choix que d’accepter ces conditions de travail. De leurs côtés, les responsables des usines de confection qui admettent ces abus, rejettent la faute sur les marques de vêtements européennes ou nord-américaines qui exigent des délais courts et des tarifs réduits. Elles-mêmes peuvent argumenter que leur survie en dépend face à la concurrence pour répondre aux exigences des consommateurs de tous ces vêtements…

Pour sortir de ce marasme, Carole Crabbé et ses homologues européens[5] décident de rompre avec ces pratiques habituelles en touchant la corde sensible des entreprises : leur image de marque. Aux côtés de son associée néerlandophone, elle participe à l’enquête européenne de la Clean Clothes Campaign dans laquelle elle décide de poser aux entreprises les questions qui dérangent. Ensemble, ils réalisent un canevas d’enquête, rencontrent des directeurs d’enseignes et de grandes marques, interrogent, récoltent des informations accessibles sur le Web.

Résultat : le premier jour des soldes en janvier 2009, un état des lieux est publié portant sur trente-trois entreprises de vêtements et d’articles de sports sur le marché européen. « Pas une liste blanche ou noire, insiste Carole Crabbé, mais un outil d’information, de dialogue aussi, et pour certaines entreprises, peut-être un point de départ pour s’améliorer par la suite. »

Accessible au grand public, la brochure « Nous voulons des vêtements propres ! »[6] analyse les politiques d’achat de trente-trois entreprises présentes sur le marché belge. Huit d’entre elles sont 100 % nationales. Carole explique: « Tous les jours, des personnes me demandaient où acheter leurs vêtements. Ces consommateurs voulaient agir concrètement dans leurs pratiques d’achat. Je devais leur apporter des clés d’analyse et des réponses claires pour les encourager ».

Les marques sélectionnées s’adressent à des publics variés. Passées au peigne fin, les pratiques en matière de responsabilité sociale d’enseignes telles que Prémaman, Cassis, Mango, H&M, Trafic, New Balance, Hema, Benetton, C&A… sont analysées. Les résultats montrent des avancées claires ces dix dernières années, comme l’adoption volontaire par la plupart des entreprises belges de codes de conduite basés sur une série d’engagements tels que le respect des salaires, la liberté syndicale ou le refus du travail forcé. Ces codes reprennent régulièrement les conventions fondamentales de l’Organisation internationale du travail (OIT)[7]. Mais en pratique, ces codes sont-ils appliqués sur le terrain ? La réalité semble moins rose: « Il n’y a pas de marque 100 % propre ou 100 % sale. Certaines entreprises mettent en œuvre des systèmes de contrôle indépendants et multipartites pour que ces critères soient respectés. Peu d’entre elles par contre remettent en cause leur propre fonctionnement et leurs propres pratiques d’achats auprès des fournisseurs de ces pays afin de permettre effectivement le respect de ces codes. La plupart des travailleurs et travailleuses qui confectionnent nos vêtements ne perçoivent toujours pas un salaire qui leur permet de vivre ! [8]».

Si cette enquête ne soulève pas chez tous l’enthousiasme, elle permet de lever un tabou et partant, d’accroître les exigences de transparence des consommateurs et travailleurs des entreprises de distribution.

Le défi n’est pas simple. Carole Crabbé en est consciente et agit sur tous les plans pour noter des évolutions positives dans le secteur. Elle s’emploie à aider les travailleurs du Sud à s’organiser collectivement pour mieux défendre leurs droits. Pour cela, elle les  informe, les sensibilise et met à leur disposition des outils. L’enjeu : mettre le pouvoir d’achat des consommateurs au service du respect des droits des travailleurs[9].

Sa participation à de grosses campagnes internationales[10] qui ont porté leurs fruits lui donne du courage. De grandes marques de sport comme Nike ou Adidas mènent la tendance pour plus de transparence dans les filières et s’ouvrent au dialogue social[11]. La marque de lingerie Triumph International ferme ses deux usines de confection birmanes et quitte le pays à la demande de représentants légitimes de la population et des travailleurs locaux.

Pousser les portes demande du courage et du tempérament. Carole Crabbé cache très bien son jeu dans ce domaine. Elle mise résolument tout sur l’efficacité de son action, en ne se mettant jamais en avant. C’est à dessein : elle préfère laisser le mérite des efforts à ceux à qui elle demande de les réaliser. Stratégiquement, c’est imparable, surtout dans un monde comme la mode où l’image marque.

« Des Belges ont commencé à sauver la planète » de Christos DOULKERIDIS et Caroline CHAPEAUX, éditions ETOPIA, 2009.

 


[1] Plus de la moitié de nos vêtements sont produits en Asie.

[2] Voir le portrait de Petra Van Look.

[3] La même dynamique se met rapidement en place en Belgique néerlandophone au sein de la Schone Kleren Campagne (www.schonekleren.be).

[4] La Campagne Vêtements Propres a notamment développé au niveau international un système de vérification indépendant, la Fair Wear Foundation (www.fairwear.nl). Chaque entreprise qui s’y affilie signe un code de conduite à suivre et accepte d’être contrôlée par des experts indépendants.

[5] Une plate-forme de la Clean Clothes Campaign est désormais présente dans 12 pays européens.

[6] A télécharger sur le site de la Campagne Vêtements Propres (www.vetementspropres.be).

[7] Ces conventions portent sur le travail des enfants, un travail librement choisi, un revenu couvrant les besoins vitaux de la famille, l’égalité femmes/hommes, la liberté d’association et la négociation collective. Ce sont les gouvernements qui les ratifient, pas les entreprises. Ainsi, tous les pays membres de l’OIT, qu’ils aient ou non inscrit ces conventions dans leurs lois nationales, s’engagent à respecter ces conventions.

[8] D’après les informations récoltées durant l’année 2007 auprès de cent treize marques et enseignes de mode et de sport par toutes les Campagnes Vêtements Propres présentes en Europe.

[9] La Campagne Vêtements Propres a également publié le livre « Made by women », aux éditions Le Monde selon les Femmes (Belgique) – Marcela de la Peña (2007), un recueil de portraits de femmes travaillant dans le secteur de l’habillement à travers le monde.

[10] La Campagne Vêtements Propres fait entendre sa voix lors des grandes manifestations internationales, telles que le Mondial de foot, l’Euro 2000 ou plus récemment les Jeux Olympiques de Pékin.

[11] Les grandes marques de sport ont amélioré les conditions de travail dans leurs usines de confection (colles moins toxiques, meilleure hygiène, etc.), même si la liberté d’association reste restreinte pour les travailleurs et les salaires insuffisants.