(interview réalisée par Ali Daddy – Reflets magazine avril/juin 2005)

« Etre acteur de son destin »

Pourquoi avoir changé le nom de l’institution ? (Parlement francophone bruxellois au lieu de Assemblée de la Commission communautaire française)

Par souci pédagogique de lisibilité et de clarté. Il faut nommer les choses sans ambiguïté. Depuis 1993 notre Parlement a force décrétale au même titre que la Communauté française et que le Parlement bruxellois : nous entendons aussi nous affirmer comme tels.

Quelles sont les compétences du PFB ?

Le Parlement apporte à tous les Bruxellois une valeur ajoutée tout au long de la vie. Nous nous occupons de matières qui contribuent à renforcer la cohésion sociale : crèches, enseignement (technique et professionnel), formation professionnelle et continuée, l’aide aux personnes handicapées et aux personnes âgées, l’aide aux familles, la cohabitation, le tourisme, la culture.

En janvier 2006, le nouveau décret Cocof sur la Cohésion sociale va entrer en vigueur. Que va-t-il modifier par rapport aux précédentes politiques de lutte contre les inégalités et discriminations au sein de la vie culturelle sociale et économique bruxelloise ?

Le nouveau décret définit un cadre, apporte de la stabilité et de la reconnaissance à un secteur qui en avait besoin. Les acteurs de terrain et les associations pourront travailler avec davantage de sérénité, envisager des objectifs à long terme, pérenniser une série d’actions. De plus, cette nouvelle assise légale harmonise et simplifie des procédures beaucoup trop lourdes.

Mais soyons clairs, ce décret ne règlera pas à lui seul tous les problèmes. Parallèlement, il est important que toutes les politiques menées par les Pouvoirs publics favorisent le vivre ensemble en évitant au maximum les dysfonctionnements et les disparités au sein de la Polis, la cité bruxelloise. Il est nécessaire de développer une approche globale et citoyenne comprenant l’emploi, le logement, l’urbanisme, l’économie. Cette nouvelle approche vise à dépasser les échecs des politiques antérieures. Parce qu’on a pas été assez performant en matière d’enseignement, d’emploi, de logement, d’insertion…, il convient de renforcer le cadre dans lequel on travaillera désormais. Deux exemples : si notre enseignement était en mesure de rendre chaque élève maître de la langue française et de lui dispenser une meilleure formation professionnelle et si notre politique de l’emploi parvenait à ne plus écarter certains du marché du travail en raison de leur nom ou de leur faciès, on ne serait pas dans l’obligation de promouvoir une nouvelle politique de Cohésion sociale. Et quand Jean-Marc Nollet, alors ministre de la petite enfance, insistait pour qu’en Communauté française les enfants soient inscrits dès le plus jeune âge dans nos crèches, il pratiquait très concrètement une politique de Cohésion sociale. Plus tard les enfants, dont la langue maternelle n’est pas le français, entrent dans nos structures d’enseignement, moins bonnes seront leurs chances d’y réussir.

En quoi le Parlement francophone bruxellois favorise-t-il cette politique de Cohésion sociale ?

La nouvelle politique se veut plus cohérente à l’intérieur d’un cadre quinquennal mieux défini avec l’aide des communes et du tissu associatif. Fini le ponctuel, le cas par cas, au profit d’une vision cohérente à concrétiser en commun et à moyen terme.

La maîtrise de la langue, vous l’avez souligné, assure une meilleure insertion sociale et citoyenne. Vous êtes d’origine grecque, et êtes venu à bout de ce parcours du combattant que constitue la scolarisation pour les enfants issus de l’immigration. Quel est le message que vous voudriez transmettre aux jeunes pour s’en sortir ?

Mon parcours est celui de quelqu’un qui veut quelque chose ! Je suis entré en politique pour être acteur de mon destin, pas pour le subir. L’exemple volontariste de mon père qui quitte la Grèce à dix-huit ans m’a inspiré et guidé. Ma tante a pris le chemin de l’Allemagne à seize ans pour fuir la misère. Magnifique exemple de détermination, d’instinct de survie, de maîtrise de son destin, bref de caractère pour se forger un avenir. C’est ce volontarisme que je propose aux jeunes privilégiés ou non. Mon père est descendu dans les mines du Limbourg avant de faire 36 métiers comme tous ceux de sa génération venus ici : construction, taxi, marchés, j’en passe. Jamais il n’a été sans boulot, ce qui aurait été contraire à son éthique de vie. C’est ça mon héritage. Mes parents m’ont donné l’exemple de la survie par le travail et le caractère. Je n’ai pas réussi à l’université, mais ça ne m’a pas empêché de réussir en politique. Je m’inquiète pour les jeunes issus de familles où les parents sont sans travail. À ces jeunes, je dis « sois responsable de ton destin, retrousse-toi les manches et fonce ». Pas question d’en faire des assistés. Les filles comprennent ce message bien mieux que les garçons. Moins d’assistanat et plus de volontarisme ! Mais le politique doit montrer l’exemple et montrer que chacun a sa place dans cette société.

La meilleure politique d’intégration, c’est certes par le travail. Or Bruxelles accuse un taux de chômage de 22%…

Bruxelles est une des régions les plus prospères d’Europe et la plus riche du pays, mais compte trop de jeunes chômeurs, en particulier d’origine étrangère. C’est inacceptable et le moteur de notre politique de Cohésion sociale sera de se battre pour que tous aient les mêmes chances à l’embauche. Cependant, l’alphabétisation et la formation sont essentielles. Par exemple, les Turcs de Saint-Josse et de Schaerbeek qui vivent un peu en « autarcie » se rendent compte de la nécessité d’enseigner mieux le français à leurs enfants. Réussir ce défi c’est aller droit au but car les jeunes qui maîtriseront le français ou le néerlandais auront ipso facto la maîtrise d’une autre langue : un atout majeur pour les habitants de la capitale européenne et une valeur ajoutée pour lancer des ponts vers la Turquie, le Maroc, la Grèce, la Pologne l’Ukraine, le Rwanda, le Togo, …

Comment relever le défi de l’interculturalité à Bruxelles ?

Avec ses 40% de population d’origine étrangère, Bruxelles change vite et plutôt bien. La création de la Région bruxelloise lui a donné les moyens de promouvoir des politiques dans l’intérêt de tous. Tout le monde n’a pas intégré l’importance d’une telle évolution de Bruxelles comme patchwork des cultures. Respectons ces cultures et ces religions en prenant conscience qu’elles traversent un processus d’évolution profonde : rien n’est figé. Être Grec aujourd’hui et il y a cinquante ans, c’est pas du tout pareil. Idem pour être Belge. C’est en cela que l’exposition sur les 175 ans de la Belgique est un peu choquante. La Belgique de papa qu’on y honore a vécu et c’est une chance pour nous tous. La Belgique est le produit d’influences multiples et diverses depuis Rome. La France n’est pas beaucoup plus homogène ; l’Aquitaine fut longtemps anglaise et la Flandre bourguignonne. Tout est en mouvement, c’est notre chance. Nos racines sont multiples, françaises, italiennes, germaniques, latines, mais aussi juives, espagnoles, marocaines, turques, africaines. L’interculturalité est un processus d’interaction des cultures tout au long de l’histoire et en particulier dans nos régions. Le multiculturel, au contraire est un système à l’anglaise où chaque communauté s’isole et vit pratiquement en autarcie. La France a une autre stratégie qui vise à faire des anciens Polonais, Italiens, Belges, Algériens des Français plus français que les Français. La Belgique a opté pour un modèle intermédiaire qui favorise l’interculturel. A Bruxelles, nous sommes de vrais zinnekes, fiers de l’être. C’est ça notre identité bruxelloise. À vouloir figer l’autre dans son image culturelle ou religieuse, comme le font les intégristes politiques ou religieux on l’enferme dans un cliché qui l’empêche justement d’évoluer et de se transformer. C’est pour cela que je suis partisan d’un cours sur l’histoire des cultures, des philosophies et des religions.

La spécificité bruxelloise n’est-elle pas dans cette émergence de l’interculturel ?

Les Bruxellois ont des biographies très diverses. Les conjuguer, les métisser, c’est faire évoluer l’identité bruxelloise vers un modèle cosmopolite, ouvert sur le monde et l’avenir en marche. Vivre à Bruxelles est une richesse. L’hétérogénéité bruxelloise me nourrit, me permet d’évoluer à titre personnel et à titre collectif. Ce n’est pas cela qui déstabilise Bruxelles mais bien plus la présence de milliers de citoyens des institutions politiques ou économiques internationales qui dérégulent le marché immobilier. On n’est pas à égalité sur ce plan-là. Le fils de mineur italien a autant de difficultés à trouver un logement moyen que la fille du Bruxellois de souche issue du quartier de la Roue. Le Polonais eurocrate n’a pas de difficulté à se trouver un logement, une crèche et une école. Loin de moi l’idée de promouvoir une nouvelle forme de racisme anti-privilégiés. Le statut de capitale de l’Europe est un atout majeur pour Bruxelles. À nous de veiller à ce que ne se développe pas un Bruxelles à deux vitesses.

La capitale de l’Europe n’a-t-elle pas tous les atouts nécessaires pour devenir une nouvelle Andalousie digne de celle qui a vu coexister harmonieusement cultures et religions ?

L’exemple de la symbiose andalouse d’avant le 15ème siècle est fascinant. Personne n’a perdu, chacun y a gagné, musulmans, juifs et chrétiens. C’est cela qu’il faut faire comprendre. À respecter l’identité, la culture, la religion de l’autre, chaque Bruxellois est gagnant. Construisons avec les Flamands de Bruxelles des espaces de dialogue et de rencontre entre toutes les communautés pour que tous nous gagnions à mieux nous comprendre. Bruxelles est une mini Europe, un laboratoire social de ce que l’Europe sera demain une nouvelle Andalousie riche de toutes ses diversités. Chaque petit Bruxellois est un ambassadeur de notre capitale dans le vaste monde. Bruxelles gagnera à s’ouvrir, pas à se fermer sur elle-même comme Anvers séduite par le VB. Notre potion magique bruxelloise, c’est la diversité qui nous relie au monde. Réussir l’interculturel à tous les niveaux c’est faire reculer tous les intégrismes.

L’école ne doit-elle pas dépolluer les esprits et ouvrir ses élèves à l’autre et à ses richesses ?

À l’évidence, c’est pour cela qu’il est nécessaire de nourrir la mémoire du passé, de revisiter Breendonk et Malines mais aussi les cimetières de Gembloux où reposent des tirailleurs marocains morts pour nos valeurs démocratiques. Si l’enseignement ne sensibilise pas à ces questions, comment voulez-vous que les jeunes identifient les nazis d’aujourd’hui ? Ceci implique la nécessité de revoir nos programmes dans le sens d’une réflexion profonde sur l’évolution de la Belgique et de sa capitale en particulier.

En vérité le Bruxellois moyen ne se sent pas toujours concerné par ce combat pour un dialogue interculturel. N’est-ce pas au Parlement francophone de Bruxelles de mobiliser les esprits pour le promouvoir ?

C’est en tout cas une responsabilité du Politique. Le Parlement devrait en effet s’en préoccuper davantage. Les gens à qui l’interculturel fait peur ont l’impression qu’on veut imposer Khaled à tout le monde : ce n’est pas ça l’enjeu. Nous devons valoriser les fêtes historiques et folkloriques bruxelloises à côté des nouvelles traditions culturelles émergentes et promouvoir des échanges dynamiques et interactifs. À ce propos je regrette la suppression pour raison budgétaire de la fête du premier mai qui réunissait, à la place Rouppe, des représentants de toutes les cultures, de toutes les tendances progressistes pour y faire la fête sous le signe de la diversité. C’est pourquoi j’ai suggéré à la FGTB de convoquer une plate-forme réunissant les syndicats, les partis et les associations progressistes au sens large afin de réfléchir ensemble au maintien et même au développement de ce rendez-vous. Pourquoi ne pas le faire avec toutes les organisations syndicales européennes qui ont leur siège à Bruxelles. Une espèce de premier mai européen. On est quand la capitale de l’Europe, non ?

Propos recueillis par Ali DADDY